Menaces sur le modèle sénégalais (Editorial)

Soupçonné d’envisager une troisième candidature à la présidentielle, contre l’esprit de la Constitution, Macky Sall est pourtant bien placé pour évaluer les risques d’une telle entreprise, alors que domine au Sénégal le sentiment de l’affaiblissement des institutions démocratiques et des personnalités qui l’incarnent.

Le président du Sénégal, Macky Sall, joue-t-il avec un feu qui risque d’embraser la rue s’il va jusqu’au bout de l’intention que beaucoup lui prêtent, briguer un troisième mandat présidentiel en février 2024 ? Légalement, il semble qu’il puisse le faire. La Constitution prévoit certes que « nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs ». Mais le ministre de la justice a, lui, déjà tranché en affirmant que « le premier mandat est celui allant de 2019 à 2024 ». Selon lui, la révision constitutionnelle de 2016 a remis les compteurs à zéro et donc « effacé » la première élection de M. Sall, en 2012.

La question déborde du débat feutré de constitutionnalistes. Les opposants au troisième mandat rappellent que le président Macky Sall s’était engagé, il y a plusieurs mois, à s’arrêter là où il en est. Depuis, il entretient une ambiguïté qui accrédite chaque jour davantage le scénario d’une nouvelle candidature. D’autant que les structures de la coalition présidentielle, Benno Bokk Yakaar (BBY), multiplient les manifestations « spontanées » de soutien à leur champion.

Le président Sall est pourtant bien placé pour évaluer les risques d’une telle entreprise. En 2012, il avait été élu en surfant habilement sur un large mouvement de rejet d’Abdoulaye Wade, qui avait écrit le même scénario : modification constitutionnelle, soustraction d’un de ses mandats, puis nouvelle candidature. Cette aventure avait déclenché des manifestations monstres, violemment réprimées. In fine, le « tout sauf Wade » l’avait emporté, au bénéfice de l’actuel chef de l’Etat.

Accusé d’instrumentaliser la justice

Comme son prédécesseur, Macky Sall souffre de l’usure du temps passé aux affaires. Soupçonné de vouloir aller contre l’esprit de la Constitution, il est accusé aussi par ses opposants d’instrumentaliser la justice à des fins politiques. De fait, de façon troublante, ses rivaux principaux ne peuvent ou risquent de ne pouvoir se présenter au scrutin de 2024. C’est le cas de l’ancien maire de Dakar, Khalifa Sall, condamné en 2018 pour détournement de fonds ; de Karim Wade, le fils de l’ancien président, exilé au Qatar après avoir été jugé en 2015 pour enrichissement illicite.

Dernier en date à subir les foudres des tribunaux, Ousmane Sonko a été condamné, lundi 8 mai, à six mois de prison avec sursis pour diffamation et injure publique. Il risque l’inéligibilité. A la différence des deux autres opposants, le maire de Ziguinchor, populaire auprès d’une jeunesse désœuvrée, agite la menace de la rue pour défendre son rêve présidentiel.

Qui peut tenter de calmer le jeu ? Sur le plan régional, l’autorité morale de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) est à genoux, fauchée par les entorses démocratiques d’une partie de ses membres : coups d’Etat militaires au Mali, au Burkina Faso et en Guinée, troisième mandat controversé d’Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire. La France, l’ancienne puissance coloniale, reste en retrait et les Etats-Unis semblent jouer la carte de la continuité.

Que les poursuites judiciaires contre les uns et les autres soient justifiées ou non importe peu aux opposants et à une grande partie de l’opinion publique qui dénoncent une justice sélective. Ce sentiment traduit l’affaiblissement des institutions démocratiques sénégalaises et des personnalités qui l’incarnent. Au premier rang desquelles figure Macky Sall, qui devrait pourtant être le garant de la stabilité de ce pays si prompt à vanter son modèle démocratique.

Le Monde

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