« [le Prince] est souvent obligé, pour maintenir l’État, d’agir contre l’humanité, contre la charité, contre la religion même. Il faut […] que tant qu’il le peut, il ne s’écarte de la voie du bien, mais qu’au besoin, il sache entrer dans celle du mal. » Cet extrait du traité Machiavel, Le Prince, 1532, pose la définition du principe du machiavélisme, qui admet qu’on doit parfois utiliser tout moyen nécessaire pour exercer le pouvoir au nom d’une quelconque préservation de la société et/ou du gouvernement. Mais l’expérience du machiavélisme nécessite la possession et l’exercice du pouvoir. La perception des choses du pouvoir quand on est opposant politique n’est guère la même quand on tient le pouvoir ou tout juste un pan, et la destinée de toute une population entre les mains. Jean-Pierre Fabre, qui aura passé le plus clair de sa carrière politique dans la critique au vitriol des gouvernants se retrouve aujourd’hui dans l’embarrassante position de celui qui peut/doit prendre des décisions dont l’applicabilité s’impose, contre vents et marées.
Maire de la commune Golfe 4, Fabre, dans son apprentissage de l’exercice du pouvoir, est amené à plonger la main dans un gant de fer pour acter le déguerpissement des occupants des lieux publics, notamment ceux du feu rouge de l’ancien palais. Une belle expérience des chocs que peut provoquer l’interaction entre la société et ses institutions, la société représentée par des hommes et des femmes qui baignent majoritairement dans la précarité, l’insécurité sociale et qui ont peur du changement et des réformes à cause de l’incertitude du lendemain.
C’est dans cette logique que le maire de la commune Golfe 4 a publié le 13 octobre 2023 un courrier portant objet : avis de déguerpissement des lieux d’installation. La formulation de l’objet déjà cache mal l’usage probable de la force contre les destinataires visés. Le contenu apporte la confirmation.
“En application des mesures prises par le gouvernement aux fins de désengorgement des voies publiques et places publiques et faisant suite à la recommandation des autorités, nous portons à votre connaissance que vous devez impérativement, et ce, à partir de la réception de la présente, libérer les lieux publics que vous occupez pour votre activité. Faute par vous d’obtempérer en libérant, de corps, de biens et de tous occupants de votre chef, les lieux sus indiqués et faire place nette dans le délai imparti, vous y serez contraint, à compter de la notification, et ce à vos frais exclusifs, par tous les moyens de droit et si nécessaire, avec l’assistance de la force publique”.
La logique de la complexité et des défis qu’impliquent les changements sociaux, il faut exercer le pouvoir pour mieux la percer. Et dès qu’on y arrive, le pouvoir a le pouvoir de transformer la personnalité de la personne qui le détient au point de la rendre mauvaise aux yeux des administrés. Plusieurs études montrent en effet que quiconque fait l’expérience du pouvoir adopte un état d’esprit particulier qui pourrait favoriser des comportements plus autocentrés et moins civils. Acquérir du pouvoir peut rendre moins empathique, et c’est à juste raison qu’on peut affirmer que l’homme émotif, doué de sensibilité, n’a pas le droit de présider aux destinées de tout un peuple.
C’est alors sans émotion, sans préoccupation pour le sort des administrés visés que Fabre décide des opérations de déguerpissement. A bien lire son courrier, dans un premier temps, dans un élan de manipulation subtile, Fabre tente de se dédouaner en portant le chapeau de sa décision au gouvernement :
“En application des mesures prises par le gouvernement aux fins de désengorgement des voies publiques et places publiques et faisant suite à la recommandation des autorités, nous portons à votre connaissance que vous devez impérativement, et ce, à partir de la réception de la présente, libérer les lieux publics que vous occupez pour votre activité”.
Mais la ligne qui suit montre clairement les traits réels de sa personnalité intrinsèque, réveillant le despote qui sommeille en lui. “Faute par vous d’obtempérer en libérant, de corps, de biens et de tous occupants de votre chef, les lieux sus indiqués et faire place nette dans le délai imparti, vous y serez contraint, à compter de la notification, et ce à vos frais exclusifs, par tous les moyens de droit et si nécessaire, avec l’assistance de la force publique”.
Ainsi donc, quand on est au pouvoir, on peut parfois être obligé de casser les œufs pour faire des omelettes, autrement, l’on peut recourir à la violence, pour entériner la pensée de Max Weber qui, dans Le Savant et le politique, 1979, définit l’Etat comme “une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime“. Légitime, une précision plus qu’importante, qui rappelle, s’en tenant à Rousseau dans son ouvrage Du contrat social, que “céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté; c’est tout au plus un acte de prudence“.
Coincé dans l’engrenage des enjeux sociaux et sous pression des priorités qui s’enchevêtrent, le gouvernement tient compte des objectifs de développement et à son corps défendant, peut se voir obligé de prendre des décisions fortes qui heurtent les droits des uns. Toutefois, le gouvernant doit avoir constamment chevillé à l’esprit que le plus fort, toujours d’après Rousseau, n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir.
Soit! Fabre, dans le réalisme machiavélien, ne trouve plus inapproprié l’usage de la force publique pour favoriser l’exécution d’une décision du maire, lequel usage impose souvent, notamment l’explosion des gaz lacrymogènes, la dispersion musclée des résistants, les interpellations suivies de placements sous mandat de dépôt… Si Fabre justifie aujourd’hui un avis de déguerpissement et l’usage de la force publique par “des mesures prises par le gouvernement aux fins de désengorgement des voies publiques et places publiques et faisant suite à la recommandation des autorités“, c’est bien la preuve que cet opposant (ou ex-opposant, c’est selon), devant la réalité du pouvoir, est devenu un bon apôtre (chargé de mission) de Faure Gnassingbé. On peut aisément s’interroger sur le caractère rationnel et réaliste des chefs d’accusation que Fabre, opposant à la trempe prétendument radicale, proférait à haut débit hier véhémentement contre ce même Faure Gnassingbé auquel il obéit – tout en feignant le contraire – aujourd’hui tel un docile agneau bien dressé.
Les complexités du pouvoir et de la gouvernance… Elles remettent en cause les notions traditionnelles de moralité et soutiennent que les dirigeants doivent parfois utiliser des moyens controversés pour maintenir leur pouvoir et protéger les intérêts de leur État.
A l’œuvre, Fabre a un nouvel aperçu plus perspicace de la politique et de la société, et devrait conséquemment avoir une réflexion plus lumineuse sur les défis auxquels sont confrontés les dirigeants au pouvoir. Au même chapitre de dégagement des voies publiques, il paraît important de préciser que l’exercice est loin d’être une corvée imposée exclusivement à Fabre et à sa commune par le gouvernement à des fins politiques suspectes. D’autres maires, aussi bien du parti UNIR que de l’opposition, ont déjà réalisé cette opération, avec plus ou moins de succès, sans forcément dégouliner de sueur pour rejeter la responsabilité sur Faure Gnassingbé.
Sur le rapport entre le pouvoir et le peuple, question majeure du politique, parler d’ambivalence serait un euphémisme : le pouvoir manipule, instrumentalise, écrase parfois le peuple, et pourtant il se nourrit de lui, se repose sur lui et craint par-dessus tout ses révoltes. Fabre ne semble plus avoir perdu cette clarté problématique de la confrontation entre le peuple et les gouvernants au sein de la République. Il serait sorti de la politique si répandue des bons sentiments, dont les effets pervers sont souvent catastrophiques dans une époque régulièrement traversée par des indignations et des violences collectives qui se confrontent à un interventionnisme gestionnaire en lieu et place de toute politique. En plein dans le réalisme machiavélien, quel type d’opposant devient Fabre, le maire de la commune Golfe 4?