Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a rendu sa décision le 11 janvier 2022 dans l’affaire qui met en lice le magistrat Beketi Adamou et le garde des Sceaux, ministre de la justice et de la législation. Si la décision ne fait pas tant grief au mis en cause, elle suscite néanmoins incompréhension dans le rang des magistrats et soulève un débat de droit.
Dans sa décision, le CSM présidé par le président de la Cour suprême, Abdoulaye Yaya, a oscillé entre disculpation et culpabilisation. Au fond, le Conseil déclare non coupable Beketi Adamou de la publication de la lettre N°003/2021/USY/CAB/PR de l’USYMAT en date du 29 octobre 2021 au bénéfice du doute et d’autre part non coupable du principe de la subordination hiérarchique. Il est donc relaxé de ces chefs d’accusation, toutefois, le mis en cause est déclaré coupable de violation des règles de la correspondance administrative, et en répression, il est condamné à la réprimande avec inscription au dossier, la sanction la plus basse parmi une échelle de dix possibles prévues par l’article 30 de la loi organique n° 91-11 du 21 août 1996 fixant statut des magistrats.
En la forme, la saisine du ministre de la justice est jugée recevable, mais les demandes du défendeur relatives aux exceptions d’inconstitutionnalité, d’incompétence, de nullité de procédure, de défaut de désignation d’un rapporteur et de production de rapport et d’impartialité des membres du Conseil sont rejetées. Et c’est là que réside la tâche noire de la décision qui suscite incompréhension et débat.
Beketi traduit par Pius
C’est Pius Agbetomey, ministre en charge de la Justice, qui a traduit Beketi Adamou devant le CSM. Pour mémoire, le ministre de la Justice avait publié les 14 et 25 octobre 2021 respectivement les circulaires N°001/MJL/SG et N°002/MJL/SG. Par la circulaire n°001/MJL/SG, Pius Agbetomey instruisait les présidents des tribunaux et cours d’appel, avant toute signature d’une ordonnance portant cessation de travaux ou ouverture de porte sur le fondement des articles 163 alinéa 2 et 215 du code de procédure civile, « de procéder, autant que faire se peut, à une enquête sommaire consistant à une vérification des allégations sur les lieux, ce aux frais du requérant de l’ordonnance ; à défaut, d’exiger un constat fait par un huissier de justice autre que l’huissier initiateur de la requête ».
Il enchaîne avec la circulaire n°002/MJL/SG, laquelle instruit procureurs généraux près les cours d’appel et procureurs de la République près les tribunaux en ces termes : « Considérant que l’exécution des ordonnances en question intervient souvent avec l’assistance de la force publique que vous accordez aux bénéficiaires, je vous instruis avant l’octroi d’une telle assistance, de vous assurer du respect scrupuleux des exigences de la circulaire n°001/MJL/SG du 14 octobre 2021 ».
Le ministre de la Justice a été saisi via un courrier le 29 octobre 2021 par USYMAT qui lui demandait simplement la rétraction pure et simple de ces circulaires du fait de leur caractère illégal. Beketi Adamou, magistrat à la Cour suprême et président de l’Usymat, sur plainte du ministre de la Justice, a été invité par le CSM à comparaître le 30 novembre 2021 pour avoir : publié ou fait publier un courrier qu’il a personnellement adressé à monsieur le garde des Sceaux, ministre de la justice, son chef hiérarchique ; violé non seulement la pratique administrative, mais également le principe de la subordination hiérarchique ; des fautes disciplinaires qui, selon les initiateurs de la procédure, seraient prévues et sanctionnées par les articles 28, 30 et 31 de la loi organique N°96-lldu 21 août 1996 fixant statut des magistrats et le point V/2 de la directive n°001/2013/CSM du 22 novembre 2013 sur l’éthique et la déontologie du magistrat.
Délicate décision
Dans cette bataille juridico-disciplinaire, Beketi s’est entouré d’une légion d’avocats, les uns se sont constitués après les autres, après le bloc uni de presque tous les magistrats fors peut-être ceux qui siègent au sein du CSM. La communauté des juristes profondément indignée par cette procédure disciplinaire aux motivations suspectes et aux issues incertaines. Le Conseil a pris du temps, plus d’un mois pour délibérer.
Ce qui dénote de la délicatesse, sinon de la complexité de la décision à rendre. Au vu des éléments du dossier, aucune faute grave n’a été commise par le mis en cause, or le demandeur, qui n’est autre que le ministre de la Justice, en initiant son action, s’attendait à une sanction exemplaire. Le CSM a choisi de jouer la carte de l’équilibre, en infligeant à Beketi Adamou une simple réprimande, sanction qui s’apparente à un blanchiment légèrement maculé. « La réprimande est une fausse sanction destinée à répondre à une pression. Le CSM a le droit de blanchir, et n’a pas l’obligation de sanctionner », commente un magistrat qui requiert l’anonymat. Si la décision ne suscite pas scandale, elle suscite pour certains avocats et magistrats de l’incompréhension, mieux, elle suscite un débat de droit.
Débat de droit
Le débat porte sur l’article 1er de la décision du CSM relatif au rejet des exceptions d’inconstitutionnalité et d’incompétence du CSM à statuer. Le défendeur se fonde sur l’article 104 alinéa 8 de la Constitution qui dispose : « Au cours d’une instance judiciaire, toute personne physique ou morale peut, in limine litis, devant les cours et tribunaux, soulever l’exception d’inconstitutionnalité d’une loi. Dans ce cas, la juridiction sursoit à statuer et saisit la cour constitutionnelle ».
Le CSM estime qu’elle n’est pas une juridiction, et par conséquent, n’est pas concerné par cette disposition. Or, élémentairement, par juridiction doit-on entendre un organe qui a le pouvoir de juger, en se fondant sur le respect du principe du contradictoire, l’obligation de prendre une décision et de motiver celle-ci. Dans la mesure où les décisions du CSM sont susceptibles de recours devant la chambre administrative de la Cour suprême, celles-ci revêtent un caractère juridictionnel.
Hypothèse que vient appuyer l’article 12 de la loi organique n° 97-05 du 6 mars 1997 portant organisation et fonctionnement de la Cour suprême qui dispose que la chambre administrative de la Cour suprême connaît, entre autres, des pourvois en cassation contre les décisions des organismes statuant en matière disciplinaire, dont le CSM. En France, en la matière, la décision “l’Etang” rendue en 1969 fait référence. « Considérant qu’il ressort des prescriptions constitutionnelles et législatives qui fixent la nature des pouvoirs attribués au conseil supérieur de la magistrature à l’égard des magistrats du siège, comme d’ailleurs de celles qui déterminent sa composition et ses règles de procédure, que ce conseil a un caractère juridictionnel lorsqu’il statue comme conseil de discipline des magistrats du siège ».
Dans le cas d’espèce, il s’agit plutôt d’un magistrat parquetier, mais l’esprit de la décision « L’Etang » fait foi et tranche la question sans ambages dans la mesure où dans le système togolais, les magistrats, qu’ils soient du parquet ou du siège, répondent tous de du CSM, et en France le CSM, pour les magistrats du parquet, statue en formation disciplinaire et donne juste un avis sur la sanction proposée par le garde des Sceaux.
Le CSM n’avait, en tous cas, aucune marge de manœuvre, ni aucun pouvoir à se déclarer compétent et continuer sa procédure disciplinaire dès lors que le mis en cause a soulevé des exceptions d’inconstitutionnalité, car les membres du CSM ne sont pas juges de la constitutionnalité des lois. « Le rejet des exceptions d’inconstitutionnalité peut être interprété dans ce cas comme une tentative de forcer la procédure pour satisfaire l’initiateur », commente un avocat.
On a pu remarquer que le CSM manquait d’arguments solides pour soutenir sa position, étant donné qu’elle n’a pu démontrer avec brio en quoi elle était compétente, se contentant de citer la loi. Insuffisant. Il y a lieu de persuader le peuple au nom de qui la justice est rendue, par un argumentaire suffisamment fourni et détaillé, que le CSM n’est pas une juridiction comme il l’a prétendu.
La seule échappatoire dont disposait le CSM pour avoir raison dans ce cas est que les exceptions d’inconstitutionnalité ne soient soulevées in limine litis (au commencement de la procédure). Ce qui n’était pas le cas.
Au demeurant, d’après nos informations, l’USYMAT étudierait la possibilité de déposer contre cette sanction un recours devant la chambre administrative de la Cour suprême.