Qu’est-ce-qui se passe au juste à la justice togolaise? Le ministre de la Justice et de la législation, Pius Agbetomey, et Abdoulaye Yaya, président de la Cour suprême, rivalisent ces derniers jours de présence sur les médias et réseaux sociaux. Ils s’affichent aux yeux de l’opinion comme les acteurs activement engagés à l’assainissement de la justice dont l’image se dégrade à vive allure, du fait des dérives de certains acteurs, fixation faite sur les magistrats. Mais les moyens, les procédures et les canaux de diffusion choisis pour faire passer leurs différents messages soulèvent des interrogations ; ils porteraient, à bien y réfléchir, le germe de l’aggravation de la situation qu’ils prétendent améliorer.
Le comportement des juges dans l’exercice de leur fonction nourrit les discours médiatiques d’autorités judiciaires. Les actes et les comportements qui violent le serment des magistrats et qui s’écartent de la loi ont le mérite d’être sanctionnés, dans la perspective de la lutte contre l’impunité et par ricochet l’assainissement de la magistrature. Mais l’on a de la peine à comprendre et admettre que l’application stricte des lois de la République devienne un motif de sanction de certains magistrats. D’après nos informations, il se prépare des affectations-sanctions, visant des magistrats qui, malgré tout, s’imposent par leur intégrité, ne s’en tenant qu’à la loi. Leur chef d’accusation : application des textes en vigueur.
Au Togo et dans tous les Etats de droit, les magistrats du siège et surtout les présidents des juridictions ont une compétence propre qui leur permet de prendre des mesures conservatoires à travers des ordonnances à pied de requête et en référé. Chaque procédure est encadrée par la loi. Mais comment peut-on sanctionner un juge du siège pour avoir usé légalement et légitimement de son pouvoir à lui conféré par la loi. Sans l’avoir, le comble, au préalable, situé sur la faute commise. Comment peut-on expliquer que dans un Etat de droit, un magistrat soit muté de son poste au motif qu’il a signé des réquisitions d’assistance pour l’exécution de décisions de justice revêtues de l’autorité de la chose jugée. En clair, même des magistrats ne sont pas à l’abri de l’injustice de la machine judiciaire.
Les juges du parquet, communément appelés procureurs, sont chargés de surveiller l’exécution des décisions judiciaires sans avoir à juger le travail du juge du siège. De facto, les juges du parquet ne peuvent pas refuser de prêter main forte à l’exécution d’une décision quelle qu’elle soit. D’ailleurs, la formule exécutoire apposée sur les décisions les y oblige, du fait que la décision est rendue au nom du peuple togolais.
Il est inadmissible d’attacher une décision de justice au magistrat qui l’a rendue. Une décision de justice, devenue définitive et exécutable, est rendue au nom du peuple Togolais, aucune autorité, même le chef de l’Etat, n’est au-dessus du peuple Togolais, pour s’arroger le pouvoir d’ordonner la suspension, jusqu’à nouvel ordre, d’une décision de justice. C’est un scandale. Après un investissement fou, par exemple, et toutes les péripéties de la première instance jusqu’à la décision définitive, le justiciable qui a gagné la bataille judiciaire va garder la décision dans les tiroirs en attendant qu’un citoyen, investi des pouvoirs de la présidence de la cour suprême, décide de quand elle doit être exécutée. Des décisions qui ont été prises sur la base des lois adoptées par le parlement et promulguées par le chef d’Etat, suspendues par une annonce du président de la cour suprême sur la TVT ? Quel Etat de droit voulons-nous construire avec la désacralisation des décisions de justice ?
Au même moment, les décisions qui ne sont pas frappées d’interdiction d’exécution sont soumises à une nouvelle procédure complexifiée par une circulaire du ministre de la justice, alors que le code de procédure civile que lui-même a fait voter il y a quelques mois regorge de toutes les dispositions encadrant la procédure. Les dérives des acteurs de la justice sont bien réelles et les victimes nombreuses, mais l’on ne règle pas les problèmes de la justice à coup de communiqués et d’annonces spectaculaires qui attirent la sympathie des citoyens. On les règle par l’application stricte des textes. Il ne s’agit pas de prendre des décisions inspirées des émotions, mais du droit pur.
Le problème crucial de la justice togolaise, c’est rien d’autre que l’impunité, c’est l’incapacité des organes et des autorités compétents à sanctionner les brebis galeuses aussi bien du côté des magistrats que du côté des auxiliaires de justice, notamment les avocats, les huissiers, les notaires. Un magistrat prend une ordonnance à pied de requête qui viole les dispositions du code de procédure civile, il faut le sanctionner conformément aux règles disciplinaires, un huissier fait exécuter maladroitement une décision de justice, il faut le sanctionner, un notaire s’accapare des biens de son client, il faut le sanctionner.
Pour quel motif un magistrat du parquet refuserait de requérir la force publique pour faire exécuter une décision de justice, qui est le résultat, parfois, d’un long périple judiciaire, censé mettre fin aux souffrances du justiciable. La justice, c’est bien l’action et la jouissance des résultats de l’action. Le magistrat du parquet n’a pas de pouvoir d’appréciation sur le bien ou le mal fondé d’une décision. Une note circulaire, qu’elle émane du ministre de la justice ou de quiconque, n’a pas la valeur juridique requise pour modifier la mission et les attributions du procureur de la République.
La réquisition du juge du parquet, en vérité, ne prescrit pas les actes que les justiciables peuvent poser si nécessaire pour rentrer dans leurs droits s’ils les estiment bafoués ; elle vise particulièrement à éviter les affrontements sur les lieux d’exécution avec la mise à disposition de l’huissier des agents des forces de l’ordre. Si entre-temps, sur le terrain, l’huissier fait le contraire de ce que prévoit la décision, la responsabilité du juge du parquet n’est pas engagée, il ne peut être sanctionné pour cela. Autrement, c’est carrément un acharnement.
Posons-nous les bonnes questions. Entre celui qui contribue à exécuter une décision de justice et celui qui en interdit l’exécution, qui protège le plus le faible, qui évite l’implosion sociale ?
Ne plus expulser ni démolir, c’est une forme de protection des plus forts et des nantis qui ont le pouvoir d’accaparer les terrains des plus faibles et y construire des gratte-ciel, avec la certitude qu’ils ne seront pas expulsés et leurs immeubles ne seront pas démolis. “Celui qui tue le malade c’est celui-là qui, sans avoir le bon produit pour le guérir, lui administre n’importe quel produit”, dit un proverbe africain. N’est-ce-pas le cas du président de la cour suprême et du ministre de la justice ?